C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soupes entend-on d'ordinaire quand il est opportun de rappeler que la répétition et l’habitude sont un gage de meilleure réussite tout en mettant à l’abri des déconvenues ou des désillusions. La comparaison est naturellement d’ordre culinaire, même si Joseph Kessel en l’employant dans Les Enfants de la chance en 1934, l’appliquait en termes salés à une activité plutôt salace, où il n’était pas davantage question de cuisine et d’assaisonnement, mais plus exactement de lubricité. Sous cet acte de foi, l’entendement admet sans doute que les vieilles méthodes font leur preuve parfois mieux que les nouvelles encore non rodées, mais quand il s’agit de véhiculer la connaissance, il n’y a rien de pire que de « prendre les mêmes et de faire la même chose ». On dit alors que l’information passe en boucle. C’est ainsi qu’à Nantes des historiens comme « Mellinet, Guépin, Verger et Lescadieu éditent presqu’en même temps leurs monumentaux ouvrages traitant notamment du passé historique de la ville. Ils paraissent entre 1836 et 1839, et cumulent ainsi à la fois, et le sujet abordé et le moment de leur parution, mais il n’en demeure pas moins que ce n’est pas la redondance de l’information qui fait sa crédibilité, mais la diversité de ses sources.»* Ici, le contenu de l’ouvrage de l’un ne donne pas de poids supplémentaire à celui de l’autre et même si un troisième confirme ce qu’avancera un quatrième, puisque tous se sont alimentés à la même source de distribution que sont les Archives locales. Probablement, ces érudits n’y sont-ils pour rien, mais cette proximité ne les soutient pas, et peut-être même, les diminue-t-elle par une impression de déjà vu en passant de l’un à l’autre.
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A une autre époque et dans un genre différent, la mise à l’affiche simultanée de deux Guerres des boutons projetées en même temps dans les salles obscures de la première décennie du siècle, a laissé le premier chef d’œuvre éponyme avec son irremplaçable Petit gibus de 1962, loin de toute atteinte, préservé qu’il était par les querelles entre deux chapelles très occupées à défendre un pré carré qui n'était même pas le leur, là ou le premier film, par son excellence, ne risquait, en toute hypothèse, pas grand chose : « Si j’aurais su, j’aurais pô v'nu ! » pourraient peut-être reprendre, en chœur et à leur compte, nos historiens nantais du début du XIXe siècle. Si en algèbre, moins par moins donne plus, à l'autre bord et dans les autres disciplines, plus par plus donne moins. D’une façon générale, le travers de répétition peut connaître des élargissements nouveaux et ne pas se limiter au seul fondement de l’information ; en effet, lors de sa réception, il peut aussi naître par une approche stéréotypée de son interprétation avant que celle-ci ne soit rediffusée.
Le pilori |
Élévation du puits de la Place du Pilori à Nantes - Dessin 1721 |
Toutefois, à Nantes, en plein milieu du XVIe siècle, les expositions publiques eurent lieu près d’un «Puits-Salé » qui deviendra le « Puy-Lory » de telle sorte qu’on peut se demander, ici et à l'inverse, si ce n’est pas le pilori – en imitation de l’exemple parisien qui reste tout autant à démontrer – qui a façonné l’appellation de ce point d'accès à la nappe phréatique, même s’il est précisé, de manière pas très convaincante, la présence au XVIIe siècle, d’une famille portant ce patronyme dans la paroisse. Le nom du puits Lory aurait alors été imaginé, de toute pièce mais en soif – ce qui est ici normal – de logique, comme moyen permettant, cul par-dessus tête, de justifier l’origine de l’appellation du « pilori ». En tout cas, la répétition ne fait pas l’information ; elle ne fait pas non plus la justesse du raisonnement ou de la déduction.
Un jardin de curé |
Ce qui est vrai pour les grandes choses l’est aussi pour les petites, qui ne le sont pas tant que çà quand il s’agit de défendre un des piliers de notre Constitution qui, dans son article deuxième, et avant notre drapeau, notre emblème et notre hymne, annonce fièrement que : « La langue de la République est le français.» Dans ce vaste terrain viabilisé et loti par le texte situé tout au sommet de la hiérarchie des normes juridiques nationales, se remarque aussi une multitude de petites parcelles cultivées et soumises à un assolement précis et toujours renouvelé ; sur l’une d’entre-elles, ressemblant peut-être à un jardin de curé aux soins attentifs, poussent ensemble, les aphorismes et les maximes, s'élèvent le long du même tuteur, les proverbes et les sentences, croissent en quinconce, les dictons et autres expressions bien senties. Tels d'appétissants primeurs issus du maraîchage, ils font le régal des spécialistes, quand d’autres qui n’ont pas leur érudition, les interprètent parfois dans le sens contraire de ce qu’ils énoncent. Ils les cuisinent alors à leur manière, comme lorsqu’il s’agit de « tirer les marrons du feu », de « décimer les troupes » ou de « faire des coupes sombres ».
Le professeur Vilmos Bardosi, directeur à la Faculté des Lettres de Budapest du Département d’Études françaises |
C’est ainsi que, loin des pompes et des fastes d’inauguration, sur un point de détail et parce que ces émérites linguistes ont donné leur avis, désormais tout ce qui pense et réfléchit sur l’internet passe par eux pour justifier l’origine d’une expression des plus banales : « Un ange passe… » de ceux qui se manifestent lorsqu’un invité, par un impair, a gelé la conversation où, par une maladresse oratoire, a figé, chez chacun des convives, la partie du cerveau où se tient le siège de la parole. « Dès que le silence se fait, les gens le meublent. Quelqu’un dit : ‘‘Tiens ? Un ange passe !’’ » fera finement remarquer l’humoriste belge Raymond Devos ; sans doute, le même chérubin, voire le même séraphin, que celui que Jean Cocteau, fatigué d’être mis sur la sellette à raison de ses mœurs, transformera en Lucifer et fera revenir deux fois de suite en proposant après son premier passage remarqué : « Qu’on l’encule ! » dans une exclamation, que d’aucuns affirment qu’elle est véridique, et dont on imagine facilement qu’elle a dû produire sur l’assistance l’effet escompté par l’étonnant artiste, décidément habité par un talent aux multiples facettes.
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Rey et Chantreau, dans leur volumineux dictionnaire des expressions et locutions, évoquent la source fournie par le savant hongrois qui vient d’être cité, Vilmos Bardosi, le distingué linguiste contemporain ; il indique qu’« il s'agirait de la version chrétienne d'une locution latine qui mettait en jeu le dieu Mercure, garant de la discrétion propice au commerce » et les deux spécialistes français font leur, son interprétation. Le lettré de Budapest est donc allé chercher son explication dans les particularités de la panoplie de Mercure, connu chez les Grecs sous le nom de Hermès ; elle se compose, quasi réglementairement, d’un casque ailé et de sandales pareillement, faisant de lui le dieu du commerce et le messager de ses pairs. C’est donc à partir de ces attributs zoomorphes, et au bénéfice de ces accessoires, que s’opère le rapprochement fait par l’universitaire étranger. On observera que le lien est bien ténu et demande, pour être tressé, une bonne dose d’imagination. C’est encore en remarquant la discrétion qui préside habituellement aux tractations commerciales, que le même fait une association avec le mutisme angélique interrompant la conversation. Au marchand taiseux sur ses combines mercantiles correspondrait l’ange de la consécration du silence dînatoire ; cet apparentement un peu lâche est de l'ordre de ceux qui permettent aussi, en toute circonstance, sans grand frais et de manière très large, de se trouver un « cousin à la mode de Bretagne », autrement dit et à peu de chose près, un parent sous la simple réserve, peu restrictive on l'avait compris, qu’il compte au rang de ce que l’humanité recense de représentants.
Mercure |
Il existe pourtant une explication qui, si elle ne peut pas être mieux prouvée que la précédente, a l’avantage de reposer sur une logique mieux perceptible et sur un fondement plus convaincant, en tout cas, moins accrobatique et pour tout dire, moins tiré par les cheveux. Elle est tout à la fois d’ordre maritime, militaire et offensif. L’ordre maritime est à rechercher dans la présence de vaisseaux qu’ils soient marchands, de commerce ou de la Royale ; militaire, par la capacité de certains d’entre eux de pouvoir répondre aux enjeux et objectifs de la guerre ; offensif justement, par la nécessité de devoir disposer d’armes de destruction contre les navires ennemis qui auraient pour ambition l’abordage du voisin en conclusion de trop proches manœuvres de navigation : le canon et son boulet. Il est établi que ce dernier a fait la démonstration de son efficacité sur les mers depuis la dérouillée subie à la fin du XVIe siècle par l’Invincible Armada au large de l’Irlande ; elle sera liquidée par des canons ayant techniquement un siècle d’avance sur ceux des autres pays : fabriqués pour la première fois en série et avec des boulets de calibre standard, ils tireront un coup toutes les deux minutes quand les bouches à feu espagnoles devront péniblement se contenter d’une riposte toutes les dix minutes : un déluge létal dans un rapport avantageux de un à cinq !
Comme le progrès se mesure, curieusement et aussi, aux innovations trouvées pour anéantir son prochain, l’Homme s’ingéniera encore à perfectionner ces matériels de mort comme on vient de le voir avec la victoire anglaise par canonnades sur la Flotte de Philippe II qui finira aux terme de cette expédition par être totalement liquidée, à la fois, par le gros temps et des naufrages, en série et conséquence, sur les côtes irlandaises. La prospérité du boulet de canon passera par une succession d’inventions, ou plus exactement, d’améliorations aboutissant à en diversifier les effets ainsi que le permettra pour le projectile, le passage de la pierre des temps médiévaux à celui du métal et en l’espèce de la fonte autrefois appelée « fer coulé » : boulet à branche, à deux têtes, creux, ensaboté, messager, rouge, roulant et sourd répertorieront les connaisseurs du XIXe siècle dans leurs dictionnaires de Marine ou de l’Armée de Terre sans qu’on ne sache trop, pour certains, quelle était précisément leur fonction. D’autres encore étaient appelés boulets ramés et boulet chaînés. Ce sont eux que Mme Élisabeth Veyrat, spécialement interrogée, a bien voulu évoquer en étant particulièrement bien placée pour le faire puisqu’elle a été Commissaire en 2009 de l’exposition itinérante qui s’est tenue, entre autre, à Nantes aux Château des ducs de Bretagne : « La Mer pour mémoire » sur le thème de l’archéologie sous-marine des épaves du littoral atlantique.
Ile de Tromelin (1 km2) |
« Parmi les projectiles de canon utilisés sous l'Ancien Régime, on trouve en effet des boulets ronds (pour les coques) et des boulets à deux têtes (pour détruire les cordages et démâter le navire ennemi). Parmi ces munitions à deux têtes, certains sont faits comme des haltères (deux boules ou hémisphères reliées par une barre de fer), d'autres sont reliés par une chaîne, d'autres, enfin, se déplient lors du lancer, soit par coulissement, soit par déploie- ment. Le boulet […] qui était présenté dans La Mer pour mémoire était de ce dernier type, il était formé de trois tiers de sphère en plomb, reliés à 3 barres de fer fixées ensemble au bout. Il provient de l'épave du vaisseau Soleil Royal, coulé sur le littoral de Loire-Atlantique en 1759. […] Il était destiné à se déployer en tournant sur lui-même afin de rompre les cordages et, à ce titre, sa fonction et le bruit qu'il occasionnait une fois lancé devaient être identiques à ceux d'un boulet à chaîne. » Également consulté et appartenant au Groupe de Recherches en Archéologie Navale, intervient M. Max Gerout, directeur des opérations pour la 3e Campagne de fouilles sur le minuscule îlot de Tromelin, faisant aujourd'hui partie de l'emprise maritime de la Réunion et situé, parmi les Iles Éparses à, à peine moins loin de Madagascar. L'endroit mérite une attention toute particulière par le fait qu’au milieu du XVIIIe siècle, soixante esclaves naufragés y ont été abandonnés ; huit survivants seront récupérés quinze ans plus tard. « Nous avons retrouvé à Tromelin sur l'épave de l'Utile les têtes en plomb de boulets fléaux » que les Anglais appellent « grapes shot ». Mais pourquoi s'appesantir sur la description de ces curieux engins alors que l’origine du propos, loin de ces considérations exotiques, ne cherche qu'à trouver une explication bourgeoise à l’origine de l’expression ayant entraîné l’exclamation iconoclaste et même angélorastique de Jean Cocteau ?
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Justement le colophon s’annonce au détour de la page : ces projectiles fragmentés ainsi reliés portaient le nom délicat de « anges ». « Le terme est bien connu dans la marine de l'Ancien régime, Aubin le cite notamment dans son dictionnaire de 1702 et Willaumez en 1831. » poursuit Mme Élisabeth Veyrat. En effet, le premier nommé, Nicolas Aubin, décrit ainsi ces « boulets à chaîne : Ce sont deux moitiés d'un boulet attachées à une petite distance l'une de l'autre, par une chaîne de fer, qui a trois ou quatre pieds de longueur : on en charge un canon, et quand on le tire, l'effet de ces deux boulets est d'autant plus grand, que la chaîne embrasse et coupe ce qu'elle rencontre, de sorte qu'elle désempare un vaisseau en abattant les mâts et coupant les manœuvres et les voiles. On les nomme aussi anges, parce qu'au dire des matelots, ce sont des Anges qui volent de part et d'autre. »
ANGE : "Vitrine artillerie, exposition La Mer pour mémoire, copyrigth Drassm/Buhez" avec l'amiable autorisation de Mme Elisabeth Veyrat. |
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Dans le prolongement de ces idées, le guide conférencier de l’exposition nantaise de 2009 y trouvera, tout naturellement oserait-on avancer, l’origine de l’expression : « Un ange « passe … » ; elle sera reprise dans un article du n°46 d’Archéologia sur l’exposition, La Mer pour mémoire, mais le lien étant le même, et après tout ce qui vient d’être dit sur la répétition des sources, il convient de se garder d’en tirer partie pour y revendiquer une confirmation. Plus prudente, Mme Élisabeth Veyrat considère qu’il « Il faudrait faire d'autres recherches, notamment dans les récits maritimes. » Avis aux amateurs… mais tout de même ! Est-il déraisonnable de penser, qu'invité à terre à un de ces dîners mondains pour lesquels on se disputait l'uniforme, un fringant officier de La Royale a pu utiliser cette image. Née dans la fureur des combats navals, il aura pu en expliquer opportunément l'origine, à l'apparition dans la conversation, d'un moment de silence embarrassé et dénoncé par le cliquetis dominant de l'argenterie et de ses couverts ; intervention doublement bien venue pour lui : d'abord, chasser l'intrus en fournissant l'explication comparative, séraphique et marine, donnée à cette présence mal venue ; ensuite, et surtout peut-être, briller comme il convient en société, sous les yeux réjouis de la maîtresse de maison et... de sa fille admirative qui sait que son père pense à « l'établir ». Après çà, Mercure avec son attirail à plumes peut s'attendre à cantonner définitivement dans le Panthéon qui lui tient lieu de nichoir, qu'il n'a probablement jamais quitté, en dépit des incursions terrestres qu'on a bien voulu lui prêter au-dessus des tables silencieuses ; un peu généreusement, ne trouvez-vous pas ?
*L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 302.
**L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 301 : [1]. Notice sur les rues de Nantes ; Édouard Pïed, Imprimerie Dugas, 1906 : « Puy Lory... puits qui date de 1516… » ; Guide de l’étranger à Nantes ; Imprimerie de Forest, 1838 : « Le puits Lory (d’où est venu pilory) fut creusé en 1516. »
**L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 301 : [1]. Notice sur les rues de Nantes ; Édouard Pïed, Imprimerie Dugas, 1906 : « Puy Lory... puits qui date de 1516… » ; Guide de l’étranger à Nantes ; Imprimerie de Forest, 1838 : « Le puits Lory (d’où est venu pilory) fut creusé en 1516. »
***L'Enfant trouvé dans un panier, vol.2 CH XXXV page 302 : [2]. Folklore et curiosités du vieux Paris ; Paul-Yves Sébillot éditions Maisonneuve & Larose, 2002 : « En 1295, c’est un puits appartenant à un bourgeois du nom de Lori… » ; Histoire de Paris - Le Paris pittoresque : « Ce Pilori était situé aux Halles ; en 1295, était un puits appartenant à un bourgeois du nom de Lori et un gibet… »