Ne pas reconnaître un visage ? Il n’existe rien de plus pénible sur le plan social
et évidem- ment relationnel que de ne pas reconnaître, celui avec qui on a dîné
la veille. Il peut tout aussi bien s'agir de l’interlocuteur, au de- meurant intéressant, de la semaine écou- lée. C'est peut-être encore le gardien de la paix dont on est le chef de service au seul motif qu’il a quitté
son uniforme pour se travestir en pékin.
Le doute de la réalité d’un désordre n’est plus permis lorsque l’hésita- tion à
identifier le sympathique client un peu rougeaud en conversation avec la caissière de la
supérette du coin ne se vainc, qu’au moyen de la reconnaissance de la voix du
boucher qu’il est aussi ; c'est si vrai qu'il y officie, quotidiennement et chaque jour que Dieu fait. Il constitue pourtant un acteur bien visible sous les néons du magasin. Avec sa gouaille naturelle et sa bonne figure, il ne peut pas rester durablement inaperçu. Mais, celui-ci, redevenu consommateur ordinaire et même s'il se trouvait à l'intérieur du local commercial, ne se tenait pas in situ derrière son étal, au milieu de ses rôtis de boeuf et de ses côtes premières. Du même coup et par ce changement de décor, il rentrait dans l'anonymat des têtes sans visage. Il ap- partenait à la catégorie des visages sans trait et à la théorie des avatars qui ne laissent aucune trace de leurs apparences successives dans l'enchaînement de leurs métamorphoses ! Tous ne font que passer dans un présent immédiat et fragile, et le souvenir pris en défaut, empêche qu'ils existent réellement. En effet, pour l'ob- servateur et si ce mot peut avoir ici encore un sens, ils n'ont, ni continuité, ni Histoire personnelle. Dans les autres cas et à la condition qu'il soit bien à sa place, la blouse blanche,
et le calot de même, sont les attributs naturels du boucher qui lui valent carte d’identité, tant il est vrai dans ces circonstances, que c’est l’habit qui fait le moine ; mais ici, il avait défroqué !
Ce
manque d’aptitude physionomiste est une véritable infirmité sociale. En permanence,
il oblige à biaiser avec la personne qui s’étonne légitimement de ne pas être
spontanément identifiée. Sur la foi de renseignements qu’elle vous donne, on se
sent contraint de dire, tout à la fois, que : « Mais oui, bien
sûr ! » On ajoute que tout est entré dans l’ordre, alors qu’en dépit des
indices ainsi fournis, il n’en est rien ; mais l’affront à lui faire
endurer ne peut s’éterniser plus longtemps, quand bien même à cet moment, le
terrain se montre de plus en plus glissant. Aussi une menterie de plus ou de moins... C’est être sur le grill lorsque la tentative de reconnaissance fonctionne au
moteur des éléments d’une enquête qui se présente sous forme d’inquisition verbale. Il faut faire avec ce que devient le « connu méconnu » qui vous répond, à la
question posée de son avenir immédiat, qu’« il n’y a rien de nouveau ». Il y a lieu de s'accommoder des conditions de son travail quand il vous dit que « c’est le train-train habituel ».
A la troisième réponse de cette veine, la cause est généralement perdue et il ne
reste plus qu’à avoir une pensée émue pour saint Laurent le patron des rôtisseurs.
Le pire aura peut-être été d’avoir été rejoint dans une file d’attente à la
caisse de l’hypermarché par une « connaissance » qui lit dans son interlocuteur
comme « à livre ouvert ». Pour l’autre partie, il s'agira de converser pendant
de très longs instants avec une parfaite inconnue, sans que du tout, il ne
puisse ressortir le moindre indice. N'en ressortira pas le plus petit élément pouvant conduire à
son identification. Parvenir à meubler la conversation et réussir à donner le change dans cette épreuve demande alors beaucoup d'énergie. Mais le pire a un comble, même s’il émerge a contrario : celui, en une contradiction pénible, de ne pas avoir
oublié cet évènement vieux de vingt ans, alors que l’inconnue le reste et le
demeurera pour l’éternité ! Survivre à ce genre d'enfer ne laisse pas intact. Il donne durablement l'impression d'être une sorte de zombie égaré dans le monde des vivants avec, à tout moment, la peur d'être démasqué. On a alors le sentiment de vivre au milieu de glaces sans tain et de marbres en stuc.On vit parmi des décors en trompe-l'oeil où tout n'est que figures im- possibles et trompeuses. On partage les illu- sions et mirages surgissant du chapeau d'un magicien condamné, malgré lui, à jouer son rôle jusqu'à la fin du spectacle. C’est ailleurs subir le mécontentement offusqué et
teinté de courroux de celui qui, parce qu’il s’en souvient, pour la troisième
fois en trois dimanches de golf, se voit affublé d’un nom qui n’est pas le
sien au motif qu’il ressemble à… à qui, à propos ?
Invoquer
une distraction passagère lors d’une rencontre de trottoir ne saurait, avec les
mêmes, se répéter trop souvent, sauf à passer pour un aimable ahuri et au mieux
pour une sorte de professeur Tournesol. L’expérience montre que le désagrément
de l’épreuve à affronter, semble d'abord proportionnel à la surface sociale de celui
avec qui on doit la subir. Qu'ensuite, il est fonction d'un niveau d’évolution duquel va naître
le malaise quand il ne dépend pas des deux à la fois. Il paraît moins
mortifiant de ne pas reconnaître un copain de bistrot que le chef de cabinet du
préfet avec qui le même a cependant partagé une partie de la matinée sous fond
d’explosions de grenades lacrymogènes, de quolibets po- pulaciers et de slogans
scandés sur l’air des lampions. Personnage sans visage identifié, énigme
vivante ou tête sans nom, la vexation n’est pas loin. Pour celui qui en est
l’auteur, l’exclusion sociale se profile au motif évalué de son peu d’amabilité
ou de son air dédaigneux, de sa versatilité, voire de son côté méprisant, là
où il n’y a que du vide, rien que du vide qu’il voudrait, pourtant et plus que
tout, combler. Il oblige même à essayer d’être sympathique avec tout le
monde ; au cas où… Mais ces acrobaties ne durent guère en conviction et la
capacité de persuasion s’émousse. Aussi n’empêchent-elles pas la chute et
celle, à suivre, d’un capital de popularité et de convivialité qui s’était
petit à petit réduit comme peau de chagrin. Après tout çà, tenter d’avoir une vie sociale et même
ordinaire relève du parcours du combattant avec le fusil en bandoulière et le barda sur le
dos. La moindre soirée du week-end peut recéler un piège. Le plus petit déplacement au cinéma tourner en jeu du Cluedo. La rencontre
de groupe la mieux organisée est capable de dissimuler une chausse-trappe et les hasards du quotidien, de placer une peau
de banane fatale au premier carrefour venu. En fait, la règle du jeu est simple : apprendre à nager entre deux eaux. Se monter passablement accort, mais pas trop, pour éviter d'avoir l'air d'être à la pêche au premier venu tout en gardant une ouverture. Être suffi- samment distant, mais pas trop, pour ne pas avoir l'air d'une porte de prison et, en tout temps et en tout lieu, se tenir toujours en alerte sur roues et prêt au qui-vive, puis gérer les évènements et les surprises au fur et à mesure de leur apparition. Simple, mais nerveusement épuisante !
Pourtant, sur le plan des neurones, l’affaire n’est pas plus grave que d’être daltonien et ce désordre a même un nom, et qu’il y a-t-il de plus rassurant que de pouvoir étiqueter un nom sur une chose surtout quand on ne la maîtrise pas ? Ce stade est le premier
point d’accès au monde de l’intelligible. Il marque le franchisse- ment de la frontière
entre ce qui n’existe pas et ce qui a une réalité. Bien discipliné le mot
a même une racine qui est la même que le « proso » de « prosopopée »
qui consiste à donner la parole, à tout autre qu’à un être humain à moins de
le faire s’exprimer en son absence, et jusqu’à une figure allégorique comme L’Amour ou La Liberté et, au plus simple, aux différentes figures du Jeu de Cartes dans Alice au Pays des Merveilles. En traduction, il y est donc
question de « personnes » dans cette affection, et justement de
celles qui sont absentes, par le déficit de capacité de leur reconnaissance qui
touche celui qui est atteint de « pro- sopagnosie ». Tout un programme
lorsqu’on sait que le prosôpon grec
ou le personna latin qui conduit à
« la personne » en français, sont tous deux à rapprocher du
« masque de théâtre » ! La vie ne serait donc que la comédie jouée avec les
apparences de l’existence !
Le
mot ne peut être mieux venu dans un contexte en forme de Janus sémantique qui fait que quand la « personne » attendue
n’est pas là, c’est effectivement qu’il n’y a « personne ». « Personne »
encore, car il est vrai que ne pas reconnaître tel ou tel équivaut à ne pas le
faire exister dans une démarche hautement négative et mal vécue. En effet, ici,
il n’y a plus rien, ou si peu, en fait de personne humaine dont un cerveau
récalcitrant a expédié l’image dans une salle d’archives en désordre où on ne
la retrouvera pas. Il n'est pas à exclure aussi que le document n’ait été tout bonnement imprimé
avec une encre sympathique illisible puisque la formule chimique du révélateur
demeurera inconnue.
La
prosopagnosie est donc une anomalie plus qu'une maladie. C'est une bonne nouvelle qui malheureusement
ne fera pas guérir le patient car, acquise ou congénitale, elle est
incurable ! En tout cas, elle existe et les séquelles laissées par certains
accidents de la route – une mine pour les neurologues – en témoignent largement. Les spécialistes en
font une question de reconnaissance des formes. Le trouble peut aller jusqu'à
l’impossibilité, plus qu’em- barrassante, de reconnaître ses propres enfants. Il peut se limiter à
la simple difficulté de récupérer, pour demander l’ad- dition, le serveur qui vient en
conclusion du déjeuner, d’apporter aussi en terrasse, le café encore fumant, puis est retourné, probablement en salle. Pourtant, il doit bien être un des trois ou quatre de ceux qui justement circulent, plus ou moins dé- sœuvrés, entres les tables. Oui, mais lequel ? C'est le moment d'affecter de chercher sa serviette qui n'est même pas tombée sous sa chaise. il peut encore paraître opportun de de faire semblant de sonder la mes- sagerie de son téléphone portable. D'ici là, un des autres convives masculins aura bien hélé le bougre et le change sera donné, une fois de plus. Avant
même de parler de remède, on ignore à peu près tout, quand elle n’est pas
d’origine traumatique, sur la cause de cette curieuse altération d’une faculté
pourtant essentielle et sur le méca- nisme conduisant à sa manifestation. Certains
pensent que le cerveau analyse le visage humain, comme le ferait un scanner, en
enregistrant ses particularités selon une méthode que n’aurait pas,
semble-t-il, désavouée Bertillon le père de l‘anthro- pométrie criminelle.
Elle
passerait en effet par la mise en mesure de la forme et de l’écartement des
yeux. Elle se pouursuivrait par l’intégration des contours du visage et l’évaluation du positionnement de
la bouche et du nez en autant d’automatismes et de points significatifs qui, en
cas de concordance, permettraient d'extraire du ti- roir, l’image d’une
personne déjà réperto- riée, donc déjà connue, puis identifiée avant d’être
« re-connue ». Il s’agirait en quelque sorte de savoir mettre le
voisin en équation et, ensuite, de pouvoir la déchiffrer par un calcul qui ne
paraît pas être à portée de tous les cerveaux. D’autres qui n’en sont pas
capables se rabattent sur la marque d’une voiture, des détails vestimentaires,
voire une paire de lunettes. Plus étrange encore, tel berger frappé de prosopagnosie bien diagnostiquée reconnaîtra, tout de même et aisément, chacune des nom- breuse bêtes de son troupeau. Il appellera chacune d'entre elles par son nom et indiquera, par-dessus le marché, la filiation de chacun des jeunes animaux en désignant les parents. Pour un autre, identifier une commode Directoire ou Empire, qu'elle soit retour d’Égypte ou tardive, en meuble parisien ou de province, et qu'il soit, de château, bourgeois ou campagnard, dans son jus ou restauré, oui ; le vendeur, non !
D’autres
encore et revenant au genre hu- main, en barbotant dans le doute identi- taire,
cherchent à reconstituer le cadre et le contexte de la rencontre initiale avec
cette sorte d’OHNI pour pouvoir se mettre dans le bain de la première entrevue.
Ils attendent que, de cette tentative d’immersion dans une situation déjà vécue,
vienne la réponse au désert mental qui pour l’instant les habite. Ils font
comme celui qui, arrivé dans le salon en ayant oublié ce qu’il était allé
chercher, retourne à la cuisine d’où il vient. Il espère ainsi que
l’étincelle du souvenir se produira et, sans doute grâce à cet effort, l’autorisera-t-elle
à ouvrir la porte du réfrigérateur hébergeant la bière indispen- sable à tout
match de football qui se respecte. Il se déroule justement sur le petit écran trônant dans la pièce voisine. Pour
les premiers et sans qu’il ne s’agisse d’étancher autre chose qu’une soif
intel- lectuelle, il s’agit par les bribes rassemblées de donner un nom et une
existence à leur interlocuteur en permettant de l’individualiser dans le stock
laissé en pagaille de leur fonds de commerce cortical et relationnel.
Pour
ne pas quitter la référence à « L’Identité Judiciaire » la démarche
est comparable à celle qui aboutit à l’identification d’un malfaiteur à l'aide de
ses empreintes papillaires. Il suffit de retenir quelques éléments
caractéristiques, que le professeur Locard chiffrait à douze, noyaux, bifurcations
ou îles, pour pouvoir identifier sans risque d’erreur, un sujet examiné. Bien
évidemment, il possède une très grande variété d’autres signes distinctifs sur chacune
des nom- breuses crêtes de chacun de ses doigts, mais il est simplement
nécessaire que ce nombre réduit garantisse une authentification ciblée de
laquelle l’erreur peut être exclue. Le véritable génie dans l’affaire a surtout
consisté à réaliser une codification de ces particularités afin de
permettre une logique de classification et d’extraire facilement la fiche
correspondant au cas soumis.
Classification
des empreintes dans un fichier, classification des visages et magasinage dans
le cerveau ! La méthode n’est pas très différente et de son succès dépend
des qualités de l’opérateur à cela près que, dans le deuxième cas et lorsqu’il
est proso- pagnosique, il n’a pas eu le mode d’emploi, où n’a jamais su et ne
saura jamais le déchiffrer pour le mettre en pratique parce que cette forme de
langage lui est définitivement inaccessible et incompréhensible. Il semblerait
que le meilleur moyen de mettre en évidence cette défaillance pour la faire
comprendre à celui qui n’en est pas affecté, se rencontre dans les mélanges inter ethniques quand il s'agit de descendre au niveau de l'individu. Pour un sujet de type caucasien, tous les africains se ressemblent. Tous les asiatiques sont pareils. L’effet de clones ne s’estompera qu’au fur
et à mesure de leur fréquentation qui fera progressivement diminuer le malaise ;
mais il nécessitera pour le vaincre un apprentissage.
Certains
n’en sont pas capables, mais pour les autres, il faudra savoir s’adapter en
réajustant un mécanisme qui ne fonctionne plus, mal, où seulement moins bien.
Ne seront concernés par le dernier cas, que ceux qui disposent de belles facultés
d’adaptation et de reconversion des informations et du pro- gramme qu’ils
sauront plus aisément remanier pour redevenir efficace dans ce domaine. En supposant
qu’un minimum d’attention et de vigilance accompagnent l’exercice, il n'apparaît pas qu’il relève d’une performance mentale ou intellectuelle à proprement
parler. Il s'agit en effet d'une discipline où les composantes ne se travaillent pas, ou en
tout cas, ne sont pas clairement connues. D’aucuns avancent outre-atlantique,
où la diversité des races constitue l’ordinaire du quotidien, que les erreurs
judiciaires avérées sont plus fréquentes lorsqu’elles résultent de témoignages
visuels rapportés par des gens n’appartenant pas à la même ethnie que le
suspect. Ainsi et par ce tour de passe-passe, ce dernier est élevé au rang inconfortable
de condamné à porter le fameux pyjama orange. Mais ici, c’est une autre
histoire qui commence : celle du rouleau-compresseur judiciaire, qui est à
l’Homme, ce que la machine à trancher, est au jambon !